La puissance de l'esprit dans la vie quotidienne en Inde

L'Inde, cet autre univers par Léon Bensimon

L'Occidental qui se trouve, du jour au lendemain, transplanté par avion en Inde, s'y sent dans un monde entièrement différent du sien. Différent par ses conceptions les plus importantes, par sa vision des êtres et des choses, sa manière de sentir, sa psychologie divergente de la nôtre, son caractère noble et surtout ses préoccupations qui sont opposées à celles de l'Europe, de l'Amérique et autres régions "modernes".

Le voyageur, nouveau venu, en a le souffle coupé, il perd les pédales et sera écrasé psychologiquement, avec grands risques, s'il ne se débarrasse pas de ses préjugés, de ses acquis mentaux et intellectuels, de ses conditionnements et s'il ne se contente pas, tout simplement et en toute tranquillité, d'observer à chaque instant, en toute lucidité, sans cogitations mentales, sans comparaisons aucune, sans commentaire ni jugement. Qu'il se contente juste de regarder à cent pour cent, de toutes ses cellules cérébrales disponibles, tout ce qu'il voit, tout ce qui se passe autour de lui, en laissant les émotions et même les pensées de côté. Alors, il sentira, ô délices, quelque chose se passer au tréfonds de son être, s'amorcer une espèce de nettoyage intérieur et se mettra peut-être, sans volonté personnelle aucune, à verser des larmes, ô combien purificatrices, le débarrassant de ses scores psychologiques. Il aura ce sentiment inavoué : "Je suis retourné à ma véritable demeure", et quand il repartira, un jour combien regrettable, chez lui, ce sera avec une nouvelle conscience des êtres et des choses. C'est la grâce que je vus souhaite, sœurs et frères lecteurs.

Autrement, si l'on ne cesse, à cause de nos "capacités" limitées, de grommeler, de se révolter, de critiquer, d'être horrifié, indigné, de colèrer, de se faire du mauvais sang, de s'appesantir sur l'aspect "horreur de l'Inde", alors, pauvre voyageur, vous êtes bien à plaindre, vous méritez notre pitié, car vous aurez manqué d'engranger une belle récolte de l'esprit. Incapable de sortir de vous-même, vous aurez laissé passer l'occasion de ramasser la pépite d'or, charriée par l'eau boueuse de la rivière, ou de voir scintiller le diamant au fond de la mine de charbon, et vous vous en retournerez appauvri à votre médiocre petite vie, balloté, car manquant d'un piédestal ferme. Vous vous direz "pourquoi ? pourquoi ?". Bien sûr, c'est votre karma, votre destinée que de ne pouvoir avoir l'Inde servie devant soi sur un plateau. Alors, contentez-vous de rêver en lisant des livres érudits sur l'Inde, poussez des soupirs et ayez peut-être des regrets, regrets qui sont déjà un petit signe favorable, karmiquement parlant.

La « planète Inde »

L’inde est si gigantesque qu’elle dépasse toutes nos mesures. Elle laisse incertain les esprits les plus curieux, comme une perspective démesurée remplit d’angoisse le voyageur, car l’Inde n’est pas un pays, c’est un continent, un monde si éloigné du nôtre qui nous déroute, mais aussi si fascinant, si attachant, qu’il finit par toucher et notre cœur et notre âme.

Revenant à cette qualité de grandeur, il est impossible, par exemple, de porter un jugement général et complet sur cette région du monde, cde qui m’incite à aborder ce sujet avec circonspection et modestie. Mon propos sera de vous apporter en témoignage ce que j’ai personnellement pu entrevoir et ressentir là-bas pendant nos séjours relativement longs.

Lors du premiers de mes deux séjours quinquennaux en Inde, un ami parisien, jeune médecin, m’écrivit en 1953 : « Chaque fois que, dans un salon ou une réunion d’amis, je dis que j’ai actuellement un ami qui vit et qui travaille en Inde, les conversations s’arrêtent et les oreilles se dressent ».

Qu’est-ce à dire ? Tout simplement qu’il est certaines régions de notre monde dont le seul énoncé du nom suscite en plusieurs d’entre nous, ceux les plus sensibles, des réactions de sympathie envers les terres évoquées, que ce soit Jérusalem-la-Sainte ou l’Inde où, de nos jours encore, souffle en ouragan l’esprit ; l’Inde où la plus grande majorité des gens sont absolument fous après « cela » qui existe de toute éternité. L’Inde où Dieu de tient debout à la porte de chaque hutte, où le souffle cosmique traverse chaque masure, foin d’imagination !

L’appel de l’Inde

Cette réaction de sympathie suscite aussitôt en nous un désir, longtemps ancré, celui d’aller voir le pays évoqué. Qui d’entre nous, ayant un peu goûté au hatha-yoga, résisterait à l’envie d’aller prendre le pouls du peuple de l’Inde et de son environnement ? Nous essayons, pour compenser l’impossibilité matérielle et immédiate de la faire, d’assouvir notre désir de la capter par des lectures, en écoutant des conférences, de la musique, en visitant des expositions, en brûlant des bâtonnets d’encens indien, en allant voir des films, des récitals de danse, jusqu’au bienheureux où se réalisera cette phrase du grand poète et mystique hindou Toulssidass : « Celui qui aime profondément un autre est sûr de le trouver un jour ».

Quant aux autres, les profanes, les indifférents, ceux qui de près ou même de très loin, n’ont pas un tant soit peu senti l’Inde, qui n’ont pas vécu avec son peuple, qui n‘ont pas vibré avec son âme, palpité avec son cœur, respiré le souffle de son esprit, ceux-là ne peuvent évidemment pas saisir pourquoi le pays hindoustan, merveilleux et terrifiant, exerce une telle séduction sur certains Occidentaux.

Une explication à cette irrésistible attraction est peut-être fournie par Max Muller, orientaliste allemand du 19e siècle, qui aima passionnément l’Inde sans jamais y avoir mis les pieds, qui osait affirmer : « Nous venons tous de l’orient. Tout ce que nous apprécions le plus nous vient de l’orient et en allant vers l’Orient non seulement celui qui a une formation orientale, mais encore chacun qui a bénéficié d’une éducation réelle, sent qu’il retourne à son ancienne demeure, pleine de souvenirs, s’il est capable de les lire ». Populairement on dit : « Je m’oriente pour trouver ou retrouver le chemin ».

Des choses étranges

En fait, plus d'un Occident se sent bien à l'aise en Inde, malgré les diverses difficultés du début, difficultés dues à nos conceptions dualistes, inexistantes en Inde. Il lui arrive des choses étranges quand il est en harmonie avec la vie intérieure du pays et les plus courantes sont les évènements suivants :
- Sans cause visible, en certains endroits ou en certaines circonstances, ses yeux se remplissent de pleurs surtout lorsqu'il est isolé. Larmes n'ayant pas leur source dans l'émotion ou la sensiblerie, mais provenant de plus loin. Quand ces larmes surgissent en présence d'Indiens bruyants, ceux-ci deviennent soudain silencieux, respectueux, sentant ce qui est en train de   se produire.
- Quelquefois une forte sensation de déjà vu !
- Dans une grande ville, croiser de ces regards qui se vrillent en vous avec une communication intense, comme vous reconnaissant des leurs.
- Incident rare mais ô combien délicieux : être accueilli dans une famille, se sentir vraiment en faire partie, et elle vous avouant que vous étiez membre de cette même famille dans l'incarnation passée.

Oui, d'emblée c'est l'Orient qui nous oriente et la sagesse est mieux préservée en Orient, n'en déplaise à tous ceux qui, à son égard, s'érigent en juges impitoyables dont la férocité n'a d'égale que leur incompétence, à ceux qui, dans leur énervement et la prétention de leur ego figé, ne laissent rien passer, qui dénoncent la moindre chose mais, par contre, à qui tout ce qui est admirable échappe.

La Fontaine, dont l'œuvre ne datera jamais, avouait avoir puisé une grande partie de ses fables dans un recueil de contes indiens. Sans compter Lamartine, Victor Hugo et Alfred de Musset qui se sont baignés dans l'exaltation de la littérature sanscrite ou encore Michelet qui se délectait à la lecture de cette œuvre indienne et spirituelle, le Ramayana, pour ne citer que quelques noms des siècles précédents. 

La primauté de l'esprit

De nos jours, des milliers d'entre nous tirent grand profit de cet « os à ronger » que l'Inde nous renvoie, qui a pour nom hatha-yoga et que nous nommons, dans notre ignorance, du nom pompeux de Yoga. Ceci fait sourire des hindous et éclater de rires d'autres, car le vrai yoga est autrement plus subtil, plus élevé. Il n'empêche qu'une très bonne séance de hatha-yoga, avec un enseignement approprié, peut déjà faire entrevoir un petit aperçu d'un autre monde, à condition que chacune parmi tous les milliards de nos cellules du corps soit vraiment relaxée, pas une seule cellule de moins, sinon c'est raté.

Le Pape Paul VI, après seulement trois jours à Bombay, qui n'est pourtant pas l'Inde réelle, n'a pu s'empêcher d'avouer en public : « L'Inde est un évangile vivant ».

Pour saisir un tant soit peu n'importe quel aspect du pays indien, il importe de comprendre ce qui en fait l'assise essentielle, c'est-à-dire la pensée religieuse ou plus simplement spirituelle, sinon nous tâtonnerons dans l'obscurité. Mais, dans ce pays, la religion et la vie spirituelle deviennent une philosophie de vie pour se relier à son origine cosmique, une façon de se conduire, et non pas seulement l'acte isolé d'un culte quotidien, quoique ce dernier tienne une place très importante en Inde.

Le retour à l'unité

Là-bas, chacun dans son comportement individuel, familier, social, est dirigé surtout par son âme, son cœur, son esprit de religion. Là-bas, beaucoup de chrétiens s'agenouillent dehors même si l'église est pleine, ou, à l'intérieur, se jettent à plat ventre pour adorer les saints. Les actes de l'Indien, qu'il soit hindou, bouddhiste, chrétien, protestant, jaïn, animiste, juif, et j'irai jusqu'à inclure l'athée, sont finalement centrés vers le retour à l'unité de la vie, à l'essentiel des choses, de toute chose, rejetant le futile, le non indispensable, vers une purification intérieure aussi totale que possible ou un pas de plus vers l'Eternelle Puissance. Ce peuple n'en finira pas de nous étonner par ses préoccupations spirituelles. Plus d'un Indien avec qui vous parlez et discutez, vous dira en guise de conclusion : « En Inde, la spiritualité est notre souffle vital véritable ». Leur maxime de vie est : « Simple living and high thinking », autrement dit « une vie hautement spiritualisée, l'élévation de la pensée dans le cadre d'une vie matérielle simplifiée ». Et simplement au point que certains vivent nus, sans possession aucune, mais à qui les très nantis, les gros industriels, les responsables de la province, viennent demander humblement conseil.

Ajoutons à ce qui précède ces mots d'André Siegfried, cueillis dans son livre Voyage en Inde : « Ainsi j'avais rencontré, sans l'avoir même cherché, ce qui fait la vraie personnalité de l'Inde, la primauté du spirituel. Voilà le seul peuple au monde chez lequel l'esprit soit la préoccupation essentielle. Je sais bien que notre Occident chrétien a parfois une prétention analogue, mais, hélas, il suffit de le regarder vivre pour saisir ce qui, sérieusement, lui tient à cœur. Aux Indes, la passion spirituelle compte d'abord ». 

Nous, les démons ...

Dans un ashram gandhien de la province du Goujerat, à Madhi, des jeunes filles et fillettes de tribus aborigènes m'ont posé cette question : « Jeûne-t-on en Occident le jour de la naissance de Jésus le Christ ? ». J'ai répondu : « Non ». Elles eurent, comme réaction, un oh ! de surprise indignée. Pauvres innocentes ! Je n'ai pas poussé plus loin la description de la façon dont on fête la naissance, en nos pays, de l'un des êtres les plus purs de l'humanité. Si elles savaient, cela confirmerait en elles le terme que leurs compatriotes nous appliquent, celui de rackchache, c'est-à-dire « démons ».

Dans un autre ashram fondé par Gandhi, celui de Sevagram, où je fus heureux durant dix-huit mois, une fillette de cinq ans, du nom de Mira, en m'apercevant, me cria : « Rackchache, rackchache ! » en me montrant du doigt, en sautant presque de frayeur indignée, et se sauva. Mais, dix-huit mois plus tard, quand j'ai quitté ce lieu béni pour la Koumb Mela d'Allahabad en 1954, Mira vint avec une autre petite fille dans le bungalow que j'occupais. Elles dansèrent devant moi, chantèrent et m'accompagnèrent en courant derrière la tonga (voiture à cheval) qui m'emportait pour aller parfaire « mon miel » ailleurs. A Sevagram, on m'avait attribué, à moi l'inconnu de la veille, le propre bungalow que Gandhi avait habité durant les grosses chaleurs avant que sa hutte célèbre ne fût construite, ce qui suscita la jalousie inavouée de quelques volontaires européens du Service Civil International du coin. Stupide ...

Rencontrer l'Indien

L'Indien possède foncièrement une richesse de caractère. La dignité lui est toute naturelle. Ses yeux sont grands, noirs, impressionnants de profondeur. On rencontre souvent chez de simples mendiants des regards pleins de vie intérieure, non hypnotiques et qui peuvent se vriller tellement dans les vôtres que vous pouvez en être gênés. Avec l'Indien, on entre de plain-pied dans le champ véritable des relations humaines. Car la chaleur du cœur est loin de lui faire défaut. Il est facilement fraternel, communicatif. Le visage est détendu, le corps relaxé. On joue aux cartes entre inconnus dans les trains aussi bien des grandes lignes que ceux de banlieue. Leurs nerfs sont solides, tellement qu'ils éclatent de rire quand ils voient deux Occidentaux se disputer. Là-bas, les fous sont si peu nombreux qu'on les adore comme des mystiques proclamant la Vérité. Chez nous, ils sont si nombreux qu'on les enferme, ne sachant trop quelle conduite tenir à leur égard ni comment réellement les traiter.

A Bénarès - ou était-ce à Lucknow ? -, je me souviens d'un mendiant, assis sur une marche, à l'entrée d'un temple. Une bicyclette calée contre le trottoir, mal calée sûrement, tomba toute seule. Cet incident lui fit pousser un de ces éclats de rire, tonitruant et surtout libérateur, même pour moi qui l'entendis.

Une autre fois, au village de Boudha-Gaya (Bihar), la capitale du bouddhisme, où je vécus huit mois splendides, un groupe de mendiants, m'apercevant, se mit à m'invectiver en hindi avec force gestes, voulant dire par là : « Toi, tu en as (de l'argent), nous, nous avons faim, alors, pense à nous ». Je dus et je fus heureux de me décharger de pièces de monnaie, au profit de mon karma.

Le pays du paradoxe

Si le Maroc est le pays du paradoxe comme l'ont intitulé dans leurs livres les frères Tharaud, alors, psychologiquement parlant, l'Inde est le pays du superparadoxe, du supercontraste, où les contradictions – nous semble-t-il – de première classe s'affrontent, se croisent, s'entrechoquent, se bousculent, pour aboutir, dans notre esprit, à des catastrophes et... finalement, rien de tel ne se produit, la notion de dualité, de problème - sauf ceux matériels - n'y étant pas de mise. Dans le train, en 3e classe, les gens se disputent comme s'ils allaient s'étriper pour une place. Puis tout se calme : les gens bavardent, font connaissance, se passent un « bili » (cigarette) ; quand cela se produit à la fin du jour, la paix est encore plus profonde.

Une Américaine a écrit : « Nous autres, Occidentaux, courons le risque perpétuel de nous méprendre sur la psychologie de l'Indien en supposant que l'image mentale produite en lui par un mot ou une idée déterminée est la même en contenu et en signification que pour nous ». Erreur ! Lui a saisi la discussion à sa manière, d'après son intuition et vous suivant votre acquis mental ou intellectuel. Il vous répond, par politesse ou autrement : « Yes, yes ». Vous vous quittez tous les deux d'accord sur le sujet discuté, semble-t-il. Mais, vous en êtes tous les deux au même point qu'au début.

Impossible de bluffer un hindou car, vous ayant regardé dans les yeux et au-delà, il a aussitôt jaugé votre poids intérieur. S'il lui reste un doute, il vous pose, sans pitié, des questions qui sautent du cop à l'âne, ceci pour déblayer ce qui reste encore d'obscur. Et ainsi vous vous trouvez complètement nu comme dans une chambre en verre. Les hindous, les vrais, ne s'attardent jamais à l'enveloppe extérieure des choses et des gens, sur le genre d'enduit artificiel, vague, neutre qui les enveloppe. C'est au fond que leur regard va immédiatement, pour les toucher, les rejoindre dans le vif d'eux-mêmes. Ils ont horreur de notre raisonnement cartésien, de notre rationalisme. Car la logique, pour eux, n'est pas le chemin de la connaissance des choses. Ils puisent dans l'intuition plutôt que dans l'intellect, sauf pour les questions de technique et la mémorisation des connaissances livresques. Pour eux, le fond importe, non la forme. Ils ont horreur de nos méthodes de raisonnement. Il n'empêche que des livres saints du jaïnisme, réputés vieux de six mille ans, parlent de l'énergie atomique, appelée pouDGala. Nous faisons seulement des redécouvertes, par ici.

La vie quotidienne

Accueilli dans une famille, vous vous étonnez que vos hôtes se lèvent tous les jours à quatre heures du matin, font leurs premières ablutions, leurs besoins, prient, psalmodient devant l’autel de famille, méditent, présentent le feu à leur dieu, prennent un bain complet, changent de linge, avant de prendre leur nasta (petit déjeuner) sans leur femme, et un peu avant dix heures du matin vont à leur boutique, bureau ou usine, tout ceci sans précipitation aucune. Certaines banques n’ouvrent qu’à onze heures. À ma surprise, à Poona mon hôte me dit tranquillement : « Vous avez vos façons d’agir, nous avons les nôtres ».

L’Indien se lève si tôt le matin parce que c’est alors que l’énergie, ou les énergies cosmiques, commencent à se faire sentir le mieux, entrent par la fontanelle ou le thalamus dans le cerveau humain, pour inonder tout le corps. La grasse matinée est pour les malades alités. En acupuncture médicale, c’est je crois à quatre heures du matin que l’énergie du méridien du poumon est la plus yang, la plus active, or les poumons sont reliés à l’énergie spirituelle. On retrouve les mêmes lettres dans le mot « respir » comme dans « esprit ». En allemand, qui dérive du sanscrit, respirer se dit atmen. En sanscrit, l’âme se dit atma. En hébreu, respirer se dit linfosch et esprit nefesh. Lorsque votre concierge ou quelqu’un d’autre vous voit arriver, tout essoufflé, haletant, ne pouvant vous exprimer correctement, il vous dit « reprenez vos esprits », ce qui veut dire « respirer calmement avant de parler ». Ici, le bon sens populaire rejoint les proverbes, les maximes et les dictons...

En Inde, les besoins naturels s’accomplissent – à la maison ou en plein air – dans la position accroupie, car il ne faut pas offenser la terre, notre mère (= bhoumi matta) : on s’excuse auprès d’elle d’être obligé de la salir, de la souiller. En Occident, on a perdu l’usage des sièges à la turque, on pisse sur la terre, sans respect.

J’ai observé plus d’un commerçant, avant d’ouvrir son magasin, en toucher le seuil avec ses dix doigts puis les porter à son front, en signe de respect pour l’outil qui lui permet de nourrir les siens. Ou, au village, ces petits boutiquiers qui, dès qu’ils ont ouvert leur échoppe, plongent la main dans divers casiers de riz, de céréales, de lentilles et jettent la main pleine au loin, pour les oiseaux et les singes : lien de l’homme avec la nature dont il est issu. Ce n’est pas lui qui la polluerait sciemment pour en profiter.

Les artères des très grandes cités indiennes grouillent comme s’il s’y déroulait une grosse manifestation perpétuelle ou une éternelle sortie d’usine, mais les gens ne se touchent pas, pour ne pas échanger des vibrations qui pourraient leur être inadéquates. On ne se touche pas non plus pour se saluer : on porte les mains jointes au front, les pouces entre les deux yeux, les autres doigts pointant vers le ciel. Ce geste signifie : « Vous et moi, nous sommes unis en l’Eternel, dans l’unité de tout ce qui vit, vibre » (l’énergie du troisième œil entre par les pouces et sort par les quatre autres doigts). Je vous l’assure, fait consciemment, en toute lucidité, on sent qu’il se passe quelque chose entre les deux personnes. À l’origine, la poignée de mains occidentale voulait dire : « Vous voyez, je n’ai pas d’arme cachée dans la main contre vous ». N’avez-vous jamais senti le mauvais fluide émanant du contact horrible d’une main poisseuse, gluante, glissante ?

Où l’hôte est un dieu

L’hospitalité est un devoir sacré entre tous et d’autant plus que l’invité est imprévu. Arrivant à l’improviste, vous êtes honoré comme un atiti (invité sans date). Tout un chacun vous considère alors comme un envoyé de Dieu et accueilli comme tel, on vous sert à manger, seul assis par terre, les jambes croisées. Toute la famille est alignée debout devant vous, vous regardant de leurs grands yeux noirs. Vous êtes alors narayan, le dieu en l’homme. Vous êtes gêné. Si vous avez le malheur – ou le bonheur – de dire qu’un tel plat est délicieux on vous en ressert encore, mais les yeux se rembrunissent si vous montrez des signes d’insatisfaction. Quelquefois tout l’immeuble sait, peu après, votre arrivée. Alors des tractations se passent entre le premier hôte et tous ses voisins pour avoir, chacun à son tour, la chance spirituelle de vous faire partager leur repas.

Dès votre entrée chez le premier hôte, le cadet ou la cadette vous apporte à boire. Le verre vous est offert avec les deux mains : c’est le don total ; chez nous on vous sert d’une seule main, dans un geste tout de matérialité. C’est subtil : mais il faut le sentir.

Le mariage indien

Le mariage, quoique arrangé, est un article très solide, résistant à toutes les vicissitudes de l’existence. On s’unit pour la vie avec une autre vie pour continuer la vie et non point par passion sexuelle. La coutume de la dot persiste malgré l’interdit officiel. Un jeune homme est déconsidéré s’il n’est pas marié avant vingt-cinq ans, en somme s’il coiffe... Sainte-Catherine ! Et une jeune fille avant dix-huit. Ce sont surtout deux familles qui s’unissent. Le mariage est consolidé au préalable par les augures d’un astrologue réputé, c’est-à-dire suivant les données cosmiques du futur couple.

Un mariage riche dure huit jours. Le dernier jour, on invite à manger tous les mendiants de la ville : sept cent mendiants au mariage du fils d’un grand avocat de la ville de Pouri ! Les pauvres s’endettent chez l’usurier pour couvrir les frais du mariage : il y a encore des petits-enfants qui paient les dettes contractées lors du mariage de leurs grands parents !

L’adultère est presque inexistant. L’épouse considère son mari comme un Dieu et lui, voit en elle la devi, la déesse. À Jouboulpour, deux étudiants musulmans, qui se croyaient tout permis parce que fils de riches, ont violé une étudiante hindoue. Rentrée chez elle, la jeune fille raconta tout à sa mère puis, dans sa chambre, s’arrosa de kérosène et s’immola par le feu. Toute la ville le sut, il y eut des rixes sanglantes avec des dizaines de morts et de blessés.

Dans les quartiers populaires, les portes des maisons et des logis sont grandes ouvertes : si l’une reste fermée un jour, les voisins pensent que les occupants ne sont pas sains d’esprit !

La danse indienne

La danse indienne, le Bharat Natyam notamment, est du pur diamant, surtout dansée en Inde méridionale ou par une femme du sud. Je me souviens, à Tanjore, en 1954, au sud, d’avoir assisté, dans un petit cercle avec la présence du cheikh Abdullah, prince du Cachemire, à un récital de Bharat Natyam dont l’effet intérieur me poursuivit agréablement durant des années. Et aussi celle effectuée à Madras par les danseuses de Shrimati Rukmini Devi Arundale, de l’Ecole Karakshatia, près d’Adyar.

La danse indienne, dont le thème est invariablement religieux, est une méditation en mouvement. Ce n’est pas la virtuosité ni même la grâce de la danseuse qui importe, mais l’esprit qui s’en dégage. De même pour la musique dont le solfège est plus compliqué que le nôtre. Il existe des morceaux de musique à jouer le matin, d’autres le soir, sinon cela détonnerait aussitôt.

La vie sociale

Lorsque, à votre surprise, on vous rend des services difficiles ou paraissant impossibles, à votre question on vous répond : « C’est notre devoir, vous êtes notre invité ». Là-bas, c’est celui qui donne qui reçoit. Invité, on vous demande : « Que puis-je faire pour vous ? ». On ne s’y appelle pas « Monsieur, Madame », mais bien « frère, sœur », même quand on est mécontent l’un de l’autre.

Pour beaucoup d’hindous, les vacances se passent en pèlerinages à des lieux saints ou en visites à des maîtres spirituels et à des séjours dans des ashrams. Ils en reviennent comme au sortir d’une grande aventure morale, c’est-à-dire très fortifiés. La tolérance est très grande, sauf s’il y a provocation.

Il faut voir comme on se moque des Indiens qui ont vécu longtemps en Occident et s’en reviennent au pays, pleins d’orgueil ou de sentiments de supériorité parce que bardés de diplômes. En souriant, les gens se font des clins d’œil, comme pour se dire : « Il a attrapé le virus... » parce que certainement ils ont séché la racine nourricière de leur être et ne sont pas non plus occidentalisés : ils basculent ainsi...

En Assam, après le labour, j’ai vu des paysans se prosterner à genoux sur la terre, l’embrasser, en prendre entre les doigts avant de l’ensemencer, de la fertiliser. Il n’est pas rare non plus de voir un paysan s’agenouiller devant l’arbre qu’il est obligé d’abattre pour avoir de la place pour labourer et nourrir sa famille. Un saddhu (moine errant) m’a affirmé d’une voix forte : « Chaque arbre a une âme ».

En 1947, le départ des soldats anglais s’est fait sans pertes ni fracas : remise de colliers de fleurs à chaque soldat, offrandes de fruits, mouchoirs et mains qui s’agitent à mesure que les bateaux s’éloignaient ; les plaques anglaises n’ont pas quitté les rues. Alors que la France a continué à faire massacrer – inutilement d’ailleurs – ses enfants en Indochine et en Algérie : on savait pourtant en haut lieu que ces colonies allaient être « perdues ». Comment cela se passera-t-il pour la Nouvelle-Calédonie et ailleurs ?

Le successeur du Mahatma Gandhi, Vinoba Bhave, avec qui j’ai collaboré pour la collecte des terres en faveur des paysans pauvres, a réussi – par la parole seulement – à convertir vingt des plus grands bandits assassins, cachés dans un maquis. Ils avaient les larmes aux yeux en rendant leurs armes, sans conditions, aux pieds de ce frêle homme de 47 kg, à la voix toussotante. Par la suite, des centaines d’autres suivirent le même chemin et devinrent des travailleurs sociaux. Vos commentaires, messieurs nos ministres de la Justice ?

En Inde, les cafés ont toujours des dizaines de verres d’eau sur les tables, servis gratuitement aux passants. L’ancien secrétaire privé de Rabindranath Tagore, E. Aryanakyam, devenu responsable national de l’Education de Base à Sevagram, me dit un jour, horrifié : « Dans votre Paris, on fait payer le verre d’eau dans un café » et de faire une grimace de dégoût.

La qualité humaine

Sous des dehors modestes, l’Inde possède une proportion peu commune d’êtres humains de très rare qualité. Dans une certaine mesure, l’Indien a perdu le sens de l’ego, d’où son manque d’arrogance, son effacement. Nous, l’Inde nous écrase parce que nous nous agrippons à notre « moi ». L’hindou, on le sent, est en état de disponibilité perpétuelle. Il possède un pouvoir personnel de lucidité intérieure. J’étais alité à l’hôpital de Solon, en Himachal Pradesh, avec une forte dysenterie. Un jour, vint un groupe d’hommes habillés à la gandhienne, en blanc. L’un d’entre eux, pas différent des autres, s’approcha de moi, prit de mes nouvelles, en anglais, puis ajouta : « Quand vous serez à Simla, venez me rendre visite ». Lui ayant demandé ses noms et adresse, il parut confus. Un autre se pencha vers moi et me dit : « C’est le Ministre de l’Intérieur de la Province ». Ce fut à mon tour de rougir de confusion.

La même semaine, à l’hôpital, on me dit : « Shrimati Indira Gandhi et Mme Vijayalakshmi Pandit sont dehors dans la rue ». J’avais rencontré Madame Gandhi quelques jours auparavant au camp du Service Civil International de Mondodhar, où j’étais volontaire. Je sortis et, de la balustrade de la cour, je vis Indira Gandhi – alors âgée de trente-cinq ans – et sa tante Vijayalakshmi, debout, me faisant de la main des signes amicaux et me souriant. J’ai été stupide de ne pas aller vers elles. Par la suite, je fus encore mieux soigné à l’hôpital.

Toujours à propos de l’hospitalité, un jeune instituteur du Goujerat, dans la région du Katiawar, me dit très sérieusement : « Dans notre village, il n’existe ni hôtel, ni restaurant ». Sans commentaires. Les remerciements et la reconnaissance du ventre sont inconnus aux Indes. Tout se passe dans la qualité des relations humaines établies : don et retour continus.

Pour terminer, je citerai ces paroles de Nehru que je n’oublie pas depuis notre rencontre à Sevagram en janvier 1954 : « L’Inde est un mythe et une idée, un rêve... et pourtant si réelle, si présente et si rayonnante ! ». 

Léon Bensimon
André Van Lysebeth (Revue Yoga n° 218 Oct. - Nov. - Déc. 1985)